La sardana en Catalogne Nord
Deux danses, un territoire
Introduction
La sardana longue est aujourd’hui considérée comme la danse la plus typique de Catalogne. Lorsqu’on utilise le terme de sardana, on désigne à la fois la danse et la musique. La première est immuable. Comportant une chorégraphie établie depuis le milieu du XIXe siècle, son déroulement, bien que complexe, est connu de tous. La musique, quant à elle, est illimitée. Ce sont des centaines de sardanes qui sont composées chaque année et d’une ballada (le moment où l’on danse) à l’autre, les sardanes jouées ne sont jamais les mêmes. L’orchestre qui produit cette musique porte le nom de cobla et possède actuellement onze musiciens qui jouent douze instruments.
Le terme sardana demeure encore aujourd’hui énigmatique. La plupart des auteurs ont proposé deux hypothèses pour expliquer son origine. La première –certainement la plus juste étymologiquement – considère que c’est l’adjectif sardà (ce qui vient/est de Cerdagne), qui finit par devenir un nom propre désignant une danse en particulier. On retrouve ce type de complément dans le contrapàs cerdà, le ball et ballet cerdà. Mais prenons garde, utiliser ce déterminant n’en fait nullement une indication géographique : par exemple, le contrapàs cerdà n’était pas dansé uniquement dans cette région mais se retrouvait jusqu’aux environs de Barcelona. Une autre hypothèse suggère que ce qualificatif a pu être importé de Sardaigne, dont une partie fut longtemps sous domination catalane. Hormis une ressemblance phonétique, cet argument ne comprend pourtant aucun élément probant et on voit mal comment cette désignation aurait pu se cantonner au nord de la Catalogne (=Catalunya Vella) et pas à sa totalité.
On ne peut, de nos jours, consulter un guide touristique sur la Catalogne sans y voir mentionnées la cobla, la sardana longue et sa musique si populaire. Car oui, populaire elle l’est, bien qu’elle mette à mal certaines définitions qui considèrent que les usages traditionnels se doivent d’être transmis de façon orale. Dès lors, si la sardana n’est pas une tradition orale quels sont les éléments qui la rendent traditionnelle ? Car si l’on considère que la tradition naît de l’usage, de la coutume répétée, on peut se demander quand la sardana apparut en Catalogne Nord et en devint une tradition. Voilà maintenant plus de quatre-vingt ans que cette question est posée sans que jamais nulle réponse convenable ne soit proposée, étayée d’arguments tout à la fois rigoureux, précis et faisant force d’autorité. Trop souvent, ce sont des états de fait qui sont annoncés, et bien que le poète catalan Joan Maragall ait écrit « Sacerdots els diríeu d’un culte / que en mística dansa se’n vénen i van / emportats per el símbol oculte / de l’ampla rodona que els va agermanant. / […] / Potser un temps al bell mig s’apilaven / les garbes polsoses del blat rossejant, / i els suats segadors festejaven / la pròdiga Ceres saltant i ballant… »[1] cela ne fait pas, on en convient, office de démonstration scientifique[2]. Lorsque Pablo Picasso dessina la célèbre Sardana de la paix lors d’un de ses séjours à Ceret, la beauté symbolique de l’œuvre – que nous ne remettons pas en cause – ajouta quelque peu à l’envie inhérente de chacun de faire de cette danse la plus représentative du territoire. Il demeure dès lors très compliqué pour le néophyte de s’intéresser à la question des origines, tant la littérature sur le sujet est vaste et souvent partisane, brouillant de ce fait toute approche objective. Car si l’histoire est encore teintée de mystères chez nos voisins catalans du sud, bien que ces ultimes décennies aient permis de mieux appréhender son développement, la Catalogne Nord possède bien peu de traces de cette danse avant les années 1940. Dès lors, le choix le plus courant fut d’extrapoler des origines tellement anciennes qu’elles ne nous ont laissé aucune trace. Le cérétan Jean Amade, lors d’une conférence à l’Association Polytechnique du 24 mars 1929 en vint à déclamer : « Le nom de sardane pourrait provenir de l’adjectif ceretano, qui qualifiait tout le pays cerdan jusqu’à Céret : peut-être de Sardaigne ou une colonie de langue catalane subsiste encore dans l’île. Comme les muses, elle est d’origine méditerranéenne. Mistral la disait grecque et l’Iliade, en effet, signale une danse assez semblable dans la description du bouclier d’Achille ».[3]
Le Vallespir, cette région si réputée pour avoir su conserver un ensemble important de traditions, semblait parfaite pour en faire son terrain de protection (nous les verrons, de la mémoire même de ceux qui y habitaient, cette danse était d’importation récente). C’est ainsi que dans le premier ouvrage publié en Catalogne Nord à propos de cette danse, La Sardane, la danse des Catalans : Son symbole, sa magie, ses énigmes, d’Henry Pépratx-Saisset, l’auteur ouvre son avant-propos par ces quels mots : « 1946 : La Sardane venait de renaître dans notre Roussillon d’où elle avait presque totalement disparu au lendemain de 1870. De ce côté français de la Catalogne, seul le Vallespir avait su lui garder une place »[4].
L’idée selon laquelle la sardana – en tant qu’ancien héritage commun de la culture catalane – put revivre dans les Pyrénées-Orientales dans l’après-guerre uniquement grâce à des Catalans réfugiés après l’exil, a fait date. Ce genre d’argumentaire (récupération d’une tradition commune perdue restituée par un flux migratoire) est assez courant lorsqu’il s’attarde sur des sujets empreints d’une symbolique nationale forte, comme on peut le remarquer encore aujourd’hui, ces évocations étant souvent reprises pour de multiples sujets[5]. Un autre élément utilisé pour anoblir la sardana consiste à considérer que son ancêtre fut le contrapàs, danse qui, pour ceux qui utilisent cet argument, tire ses racines de la Grèce antique. Autrement dit, la sardana devient héritière d’une tradition ancienne remontant aux sources de la civilisation. Sans trop savoir comment joindre ces deux éléments, il fut souvent recherché ce que nous pourrions appeler un « liant ibère ». Ces hypothèses-là voient le jour dans la première moitié du XXe siècle, alors que l’anthropologie catalane se rattachait à des notions évolutionnistes, héritées des théories de James Frazer, dont les folkloristes Aureli Capmany et Joan Amades furent les disciples les plus représentatifs en Catalogne. Bien que ce courant ait été depuis bien longtemps abandonné, la graine de cette idée continua à germer, et il n’est pas rare de lire encore de nos jours des auteurs utilisant ces idées d’un autre temps.
L’ensemble de ces thèses se doit d’être mis à plat, questionné et étudié pour ainsi offrir un panorama le plus juste possible. Pour y arriver, notre travail va s’attarder sur plusieurs sources de documents, variées et complémentaires. Il y a, tout d’abord, l’ensemble des études, monographies, documents historiques sur le département. Les ouvrages touristiques du XIXe siècle décrivent la plupart du temps le déroulement des danses dans les villages, éléments que l’on retrouve aussi dans des documents anciens (lettres, descriptions, etc.) souvent inédits ou peu connus. Enfin, le collectage de la mémoire orale – parfois publié, souvent inédit – nous montre la vision de la sardana qu’en avaient les habitants, les musiciens ou les danseurs dans les communes où celui-ci a été effectué. Nous utiliserons aussi – chose qui n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune étude – les carnets de cobles roussillonnaises et les partitions qu’ils contiennent. Car après tout, c’est bien par eux qu’étaient animés les bals.
- La sardana du ball : une première danse jusqu’au XIXe siècle
- La sardana : une figure du ball
Il convient tout d’abord de rappeler que la sardana n’est pas la descendante du contrapàs. Bien que les deux soient dansées en cercle (cercle fermé pour la première, cercle ouvert pour la seconde), il s’agit de deux chorégraphies, de deux musiques et de deux rituels distincts. Dans un grand nombre de partitions anciennes de la Catalogne Sud, il n’est pas rare de trouver des mentions de sardana désignant une courte danse concluant le contrapàs. Contemporaines donc, ces deux danses étaient avant tout complémentaires. Cousines éloignées tout au plus, mais nullement affiliées. Cette sardana est aujourd’hui appelée sardana curta, car le nombre de pas y était inférieur à celui de la sardana actuelle, appelée par opposition longue. Or, en Catalogne Nord, le mêmes contrapàs était terminé par une figure bien différente (l’esperdenyeta). Premier constat donc, l’ancienne sardana dite curta ne concluait pas le contrapàs dans les Pyrénées-Orientales. Celle-ci n’a même, à vrai dire, jamais été dansée anciennement dans la région.
Pour autant, tout au long du XIXe siècle des mentions font état dans les Pyrénées-Orientales d’une danse appelée sardana. Mais les descriptions que nous allons voir dépeignent une chorégraphie différente de celle proposée par la sardana curta. On en déduit donc qu’à cette époque-là plusieurs danses portent ce nom. Quoi qu’il en soit, la désignation première de sardana en Catalogne Nord s’oublia et, Albert Manyach, le chef de cobla et collecteur de la mémoire musicale ancienne du département, en vint à écrire que « Anciennement, en Roussillon, on devait appeler « sardanas » chacune des diverses figures qui forment le ball catalan. Plus tard, on a désigné sous le nom de « numéros » chacune des trois parties qui constituent cette danse »[6]. Pour comprendre à quoi correspondaient exactement ces figures, ces numéros appelés sardanes, il nous faut nous attarder quelques instants sur la structure du ball. Le terme ball peut désigner deux éléments différents : dans son sens premier et le plus courant, le ball c’est le bal, le moment où l’on se réunit pour danser. Terme usuel tout en étant vague, il admet en lui la circonstance selon laquelle on se retrouve pour effectuer n’importe quelle danse. Mais le balldésigne aussi une danse particulière. Lorsqu’on se rassemblait pour un ball – entendre le moment dédié aux danses – on commençait toujours la fête par un contrapàs (le plus souvent dansé uniquement par les hommes). Une fois celui-ci terminé, les femmes s’approchaient et le ball – la danse propre – commençait. Il se divisait en trois numéros, ou figures, qui n’étaient en fait que la première répétée. Chaque partie durait 32 mesures. Lors des deuxième et troisième répétitions, la prima faisait un point d’orgue, terminé par un accord tonal avec toute la cobla, qui prenait le nom de girar rotllo[7]. Le ball se compose ainsi de trois airs différents, joués au fur et à mesure. Dominique Henry nous en livre une description en 1819 : « Un ball se compose de plusieurs airs joués de suite, comme dans les contredanses, et souvent même ce sont des contredanses qu’on joue pour ces balls ; plus souvent cependant ce sont des airs arrangés exprès, et qui tous portent un caractère d’originalité »[8]. Nous reviendrons sur la notion « d’airs arrangés », pour nous attarder d’abord sur la structure de la danse. Sur les partitions de la fin du XIXe siècle de balls, alors appelés douzaines, nous trouvons cet enchaînement d’airs, avec des modules de trois mélodies (les deux premières en binaire, la troisième en ternaire) comportant chacun 32 mesures, répétées quatre fois. Ainsi, bien que les airs changent (trois fois), leur longueur est identique.
Un des plus anciens témoignages qui nous décrit à la fois le ball comme danse en soit et comme moment est un manuscrit écrit en castillan conservé au château de Perelada et daté du XVIIe siècle, Ampurias antiguamenete Empurias, où nous trouvons la descriptions d’un bal populaire dans la ville de Castelló d’Empuries :
« Quand on célèbre une fête majeure ou quelque fête très particulière, on commence une danse spéciale, appelée du nom de Vall [Ball]. Un danseur commence, tenant une femme par la main, passant avec elle le long du cercle de gens qui se forme d’habitude sur la place. Puis d’autres paraissent, faisant de même ; quand les musiciens changent de ton, alors les mains se désunissent, l’homme danse en reculant, les mains hautes et faisant claquer les doigts et la femme le suit, dansant en face de lui avec la même pose.
Dans les environs immédiats du bal, il y a d’habitude des confiseries, que l’on achète sans mesure ou poids particulier, et que l’on offre à la femme avec qui on danse, à l’exception de deux ou trois poignées, que garde l’homme pour les lancer à quelque autre femme à laquelle il veut faire une galanterie. Ce Vall de confits n’est en usage que dans les grandes célébrations de fêtes majeures ou cérémonies analogues.
Le bal le plus commun et général de la Place est celui que l’on appelle le contrapas. Il ne comporte pas un nombre déterminé de personnes, et tous y peuvent participer sans distinction de classes ; et tous forment une chaîne ou corde qui dirige son mouvement tantôt vers le haut, tantôt vers le bas. Ce bal est composé de pas particuliers et pourvu d’une musique qui ne convient pas à une autre danse. Le contrapas débute en la forme suivante :
Trois hommes commencent seuls à danser sans se donner les mains : et quand ils vont se les donner, la femme ou jeune fille candidate, à qui la préférence a été accordée à l’avance, entre dans la danse au milieu des deux hommes qui sont devant et donne une main à chacun d’eux ; avec la différence qu’elle place un mouchoir entre sa main et celle de son second, de sorte que le premier seulement touche sa main. Entrent ensuite de nombreux hommes avec leurs cavalières qui se choisissent mutuellement de leur propre mouvement, et tous forment une chaîne de mains ininterrompues, ressemblant beaucoup à la figure d’une corde. Suivant la configuration de la place ou le concours des gens qui la modifie, cette corde du bal a l’habitude de serpenter. Seule la première femme préférée use de la distinction du mouchoir, car il n’existe entre les autres mains ni mouchoir ni autre intermédiaire.
Ce bal du Contrapas se divise en quatre variétés distinctes (appelées contrapas llarch, curt, sardà et Persigolà). Mais toutes forment pour ainsi dire une seule espèce de mouvement, avec très peu de différence ; le contrapàs dure d’ordinaire plus ou moins d’un demi-quart d’heure, et une fois achevé, les mains se désunissaient, la corde se rompt et divers cercles se forment, de trois ou quatre couples ou plus, qui dansent (en se donnant les mains) une espèce de contredanse appelée sardana, où l’on se sépare seulement pour faire sauter les femmes aux points finaux) de la danse».[9]
On le voit, la sardana (courte) s’entend ici comme conclusion du contrapàs. C’est à la fois un motif et une danse en soit. D’autre part, le texte nous présente ainsi quatre danses enchaînées comme suit : Le ball, Ball de Confits, Contrapàs, Sardana. Si ce témoignage se rattache à la Catalogne Sud, pour la partie qui nous intéresse c’est auprès d’Emile Leguiel (d’après les souvenirs de sa belle-mère) que la définition de cette partie du Ball devient bien plus claire. Publiant en 1908 les souvenirs de jeunesse de sa belle-mère, situés dans la première moitié du XIXe siècle, il propose tout d’abord de traduire l’encadenat, (une danse carnavalesque de ce village) par « sardana enchaînée »[10]. Cela a de quoi surprendre puisque la chorégraphie de l’encadenat (alors dansée par des couples d’hommes) se définit comme une sorte de longue file double où chaque partenaire est situé en vis-à-vis de l’autre. Il s’agirait grosso modo d’une contredanse, rejoignant par ce fait la description donnée dans le manuscrit de Perelada. Dans les deux cas, il s’agit d’une danse en couple. Plus loin, E. Leguiel en retranscrivant les souvenirs familiaux décrit plus précisément la sardana : « Les danses reprenaient : elles ne comportaient pas encore le désordre, le brouhaha que l’on voit aujourd’hui, surtout dans celle qui a gardé le nom générique de « ball », galop infernal qui ressemble bien peu aux « sardanes » de ma jeunesse. Je serais tentée de dire, moi aussi, qu’on ne danse plus, on saute. Nous ne courions pas, nous autres, nous dansions posément, en cadence, exécutant ponctuellement tous les détails des diverses figures ; on m’a conté que notre « sardana » simulait une scène d’amour, la déclaration, l’aveu, l’enlèvement, la fuite. Au point d’orgue que pousse le « flaviol » (flûte catalane), quand la cavalière était légère et savait prendre un peu d’élan, certains danseurs la soulevaient et l’asseyaient sur leur épaule ; Jean Durand, du Roser (faubourg de Prats), n’y manquait pas lorsqu’il dansait avec moi ; très robuste, il me faisait tourner une ou deux fois en l’air, puis il me posait à terre avec une grâce qu’on admirait et qu’on louait ; aussi s’arrangeait-il pour se trouver souvent à ma « sardana ». »[11].
On comprend donc (et cela rejoint l’affirmation d’Albert Manyach) que le ball était composé d’un ensemble de figures, chacune étant considérée comme une sardana. Bien que dansées en couples, elles formaient des ensembles (un peu comme les bourrées auvergnates). Il nous reste maintenant à voir comment se divisaient ces figures, ces sardanes, et pour cela deux auteurs vont appuyer notre réflexion. Anton de Siboune en premier, nous raconte le déroulement d’un ball à Ceret au milieu du XIXe siècle : « Rappelez-vous bien mes vieux amis, l’ancienne manière d’exécuter notre danse Roussillonnaise. Pendant les seize premières mesures, le cavalier marchait au pas, donnant le bras à celle qui lui avait fait l’honneur de l’accepter, c’était comme la période du premier aveu. La jeune fille, effrayée de tant d’audace, abandonnait son cavalier et reculait, quoique à regret, puisqu’elle se laissait entraîner sitôt après dans un galop étourdissant par celui qu’elle aimait, et ne tardait pas à célébrer avec lui, la victoire du petit dieu ailé, dans la ronde entraînante et le saut triomphal de la fin »[12]. Une fois le premier ball fini, la première pause arrive. Les danseurs vont se désaltérer puis « la première ritournelle d’un second baill se faisait entendre. Vite courons au fond du Barry où, de long en large, se promènent en groupes nos accortes danseuses, prenons celle qui a été engagée entrons dans le courant. La première sardane est terminée et l’on reprend la cadence de la seconde. »[13].
Le second auteur qui va nous aider à comprendre la structure des différentes sardanes est Esteve Canal, qui est le seul à nous donner l’enchaînement et le nom des figures du ball : « Es prou llarch, y se balla de seguit. De quant en quant, una refilada de fluviol y un tantó su’l timbalet adverteix del orde de les figures ; son elles : L’Encontra, la Enrahonada, la Baralla, lo Despit amorós, la Amistansa, lo Enlayrament »[14].
On comprend maintenant le développement du ball : composée de six figures différentes nommées sardanes, et d’une durée de seize mesures chacune, elles formaient entre elles la « scène d’amour » rapportée par Emile Leguiel. Les airs utilisées n’étaient pas fixes et changeaient selon les cobles. C’est au milieu du XIXe siècle que les figures des sardanes se perdent[15], laissant place à un ball que les plus anciens ne reconnaissent plus. De six parties de seize mesures[16], on passe à trois parties (appelées numéros) de trente-deux mesures. Dès-lors, le terme sardana disparaît, pour ne réapparaître que plusieurs décennies plus tard, désignant une toute autre danse.
b) Les sardanes : des mélodies
D’après le témoignage de Pierre Vidal, historien local et bibliothécaire à Perpignan, les joglars s’inspiraient d’airs populaires arrangés selon la rythmique du ball. Cet auteur rajoutera « Pendant que les juglars jouaient la musique des balls, ballades, correndes, sardanes, segadilles, les danseurs chantaient les paroles : cet usage n’a pas encore tout à fait disparu de la Catalogne. La sardana, la segadilla et la correnda étaient des sortes de chansons dont les jutglars prenaient l’air pour en faire la musique du ball. »[17] Quelques pages plus loin, l’auteur rappelant cet air, le classe cette fois dans les corrandes[18]. On le voit, la distinction n’était déjà pas très claire entre les segadilles, les sardanes et les corrandes. Les trois airs étaient libres, chaque cobla choisissait celui qui lui convenait le mieux. Dans son Guide du touriste à Vernet, publié en 1881, P. Vidal décrit les danses dans ce village : « Malheureusement [les danses catalanes] ont beaucoup perdu de leur caractère primitif. […] Les antiques Balls, les Sardanas et les Seguedillas sont de plus en plus délaissés. ». Si dans un premier temps il distingue ces éléments, dans la note de bas de page dédiée à ces appellations, il précise : « Le Ball est une espèce de danse. Le pluriel, Las Ballas, désigne l’ensemble des danses (balls, seguedillas, sardanas, etc.) et même l’endroit où se tiennent les danses ; anar a la ballas, aller aux danses, pour danser ou pour voir danser ». Quelles étaient ces « sortes de chansons » ? On retrouve déjà dans un manuscrit du XVIIe siècle cette allusion à la sardana comme chanson, lorsqu’un paysan des Aspres, Gauderique Brial, « deux ou trois heures avant de passer, se mit à chanter des sardanes et des airs de chansons »[19], airs popularisés par la cobla Estève Camps de Céret[20]. Le pauvre homme, dans sa folie annonciatrice, se met donc à hurler ces mêmes chansons utilisées par les joglars pour les balls.
- L’apparition de la sardana longue en Catalogne Nord (1900-1939)
- L’arrivée en catalogne Nord (1900-1914)
Les premiers auteurs à écrire sur la sardana en Catalogne Nord sont conscients qu’elle n’est guère présente dans la mémoire collective. Le tour de passe-passe récurrent consiste alors à considérer qu’elle a disparu et qu’elle ne fait que reprendre la place qui lui revient de droit. Marcel Leguiel (dont nous avons déjà présenté les écrits de son père, Emile Leguiel, pour la même commune), par exemple, écrivait « Ce n’est qu’après la dernière guerre mondiale que la sardana gagna le Roussillon. Non qu’elle y fut étrangère ! « El ball rodo » avait été dansé à Perpignan, et à Ceret, ainsi que la sardana dite courte ; elle y revenait, heureusement transformée, grandie et embellie »[21]. Dans un autre de ses ouvrages, il nous apporte plus de précision sur cette arrive : « c’est sur le parvis de Notre-Dame du Coral qu’elle fut dansée, pour la première fois, le 8 septembre 1882, en la fête de la nativité de Notre-Dame, lors de l’aplec que les pratéens font ce jour-là dans cet endroit enchanteur […] La cobla était originaire du pittoresque village de Tortellà, patrie des deux meilleurs compositeurs de Sardanes du moment, les frères Josep Saderra et Manel Puigferrer ; cette cobla instrumentait à Baget et nombre de montagnards de la Garrotxa avaient suivi ; ces montagnards suivirent la cobla jusqu’à Notre-Dame du Coral ; son directeur à l’époque, l’ancêtre d’un bon ami, installé aujourd’hui à Ceret, avait voulu honorer la Vierge de nos montagnes en lui dédiant quelques morceaux de son répertoire ; toujours est-il que les pèlerins du Haut-Vallespir et ceux de la Garrotxa dansèrent, ce jour-là, en l’honneur de Notre-Dame, une sardane de Germanor, dont ils gardèrent souvent le souvenirs »[22]. On peut légitimement se demander comment les locaux purent danser avec leurs voisins, si cette mention est bel et bien la première d’une sardana dans ces vallées. Quoi qu’il en soit, ce témoignage fut rapporté en 1970, alors que le même auteur avait déjà composé un livre justement dédié à la sardana en 1963, dans lequel il parlait d’une autre date (plus récente) d’introduction de la sardana à Prats de Molló :
« Dans le Haut-Vallespir, c’est un vieil et excellent ami, aujourd’hui disparu, qui l’introduit, dès 1904, à Prats de Mollo ; il amène dans ses bagages un gramophone et quelques enregistrements de la danse ancestrale ; c’est grâce à lui que furent entendus pour la première fois, à la sympathique buvette de « Ca La Lica », aussi dénommée « Le lion d’or », les accents des plus mélodieuses sardanes de Pep Ventura. Les jeunes pratéens de l’époque se trouvèrent-ils dans ces accents ? Toujours est-il que pour le 14 juillet 1905, en accord avec la municipalité quelques « caps de Joglars » eurent l’idée de s’assurer pour les danses de cette fête, le concours musicale d’une cobla de Camprodon, la ville voisine, « Els Spigols », du nom de son directeur et principal tenora : Marciano Spigol. […] Toujours est-il que musiciens et caps de joglars furent à Prats de Mollo pour les premières danses de la veille, sur la place de la Mairie, et les entreprirent sans dételer après un fougueux passe-Ville, où disent les méchantes langues, seule la Marseillaise fut quelque peu malmenée par la cobla qui en connaissait peu les accents et fit cependant de son mieux. Des jeunes gens, des jeunes filles de Camprodon, de Mollo, de Rocabruna, d’Espinavell, avaient suivi, et c’est ainsi qu’une des premières sardanes de germanor, fut exécutée et dansée sur la place petite de Prats, la jeunesse Pratéenne s’étant tout de suite mise au diapason, et c’est ainsi également que les vieilles murailles de ma ville natale retentirent pour la première fois, des accents de « Per tu ploro », de « Toc d’oració », et de « Totes volen hereu ».[23] Pourtant, cela ne convainc pas les pratéens de se mettre à la danse. Si dans ce témoignage on apprend que c’est une cobla de Camprodon qui vint jouer la sardana, Prats de Molló en possédait une, assez réputée, dans laquelle jouait Camille Gili, qui raconta lors d’un entretien : « Nous avons joué pour la première fois une sardane en 1910 à Prats-de-Mollo. Il y avait, à cette époque, à Prats un monsieur (je me souviens de son nom : Posas) qui enseignait la sardane en chantant lui-même la mélodie car il n’y avait ni tourne-disque ni musiciens »[24]. Ainsi, à cette époque, le gramophone de l’ami de Marcel Leguiel n’était plus qu’un souvenir, mais les premiers danseurs commençaient bel et bien à être formés à une danse qui, contradictoirement, n’était pas – ou très peu – jouée.
Le célèbre ethnomusicologue français Jean-Michel Guilcher vint passer quelques jours en Vallespir lors des fêtes de Pâques 1966 pour effectuer un collectage sur les principales danses de ce territoire (ball, sardana, contrapàs, fête de l’Ours, etc.). Dans un manuscrit encore aujourd’hui inédit, il rapporte les différents témoignages à la sardana qu’il a pu recueillir. Son trajet commence à Arles, où il rencontre Mr Nou, ancien instituteur du village qui lui affirme que la sardana « N’était pas dansée par les générations disparues, au moins à Arles. Mr Nou pense qu’elle pourrait s’être dansée par tradition ancienne à Prats-de-Mollo et St Laurent-de-Cerdans, mais à Arles elle n’est connue que comme danse importée. Les réfugiés de Catalogne espagnole, après la guerre d’Espagne, ont joué un rôle décisif dans son adoption par les Roussillonnais. ». Il rend ensuite visite à Mme Ramon (née à Arles en 1892) qui lui explique que « La sardane ne se dansait pas à Arles dans sa jeunesse et les gens de la génération de ses parents l’ignoraient. C’est une danse d’Espagne. ». Il ira ensuite chez Mr Roué (né à Arles en 1892) qui complète les propos: « La sardane était inconnue de la génération de ses parents. Elle n’est apparue qu’en ce siècle. ». Les deux derniers informateurs qu’il croise sont Mr Jérôme Mach (né à Arles en 1892) : « La sardane a été introduite à Arles-sur-Tech par les réfugiés catalans d’Espagne. Les gens plus âgés que lui ne la connaissaient pas. » puis François Pujade, personnalité importante de ce village : « La sardane, était non seulement étrangère à tradition du Vallespir, mais tenue en dédain comme danse espagnole (on tenait beaucoup à marquer ses distances avec les habitants d’au-delà de la frontière). Il se souvient de la surprise de sa grand’mère (ou de sa mère?) en voyant que la sardane commençait à trouver accueil dans la vallée. Il attribue un rôle important à Déodat de Séverac dans le renouvellement des coblas roussillonnaises, de leur répertoire, et dans le succès croissant de la sardane, qui y serait lié. Les gens du pays protestaient, dans les premiers temps, contre cette transformation des usages. Depuis, la sardane est devenue affaire commerciale : les compositeurs de sardanes ont trouvé dans la diffusion des disques une source de revenus très appréciable. Aujourd’hui, la sardane passe pour la danse catalane par excellence, ce qui amuse bien notre informateur. ».
Les jours suivants il se rendit tout d’abord à Sant Llorenç de Cerdans où l’attend Mr Jean Lagnère (né en 1915), professeur de musique et membre de la cobla Els Unics qui lui rapporte à son tour : « La sardane était inconnue des anciens. Elle est arrivée en ce siècle, introduite par les Catalans d’Espagne. Il s’agit de la sardane refaite par Pep Ventura. On n’en connaît pas d’autre ». Le dernier informateur qu’il rencontre est Joseph Palau, musicien de cobla Pratéen et compositeur de sardanes qui finit par lui dire : « La sardane était totalement inconnue des générations antérieures. Elle est apparue à Prats – voisin immédiat de la frontière par le col d’Ares- plus tôt que dans le reste du Vallespir, mais seulement au début de notre siècle, peu avant 1910. La poste passait par le col d’Ares et Prats. Des Catalans d’Espagne, venus travailler à Prats, en particulier comme maçons, et secondairement établis dans la commune par mariages, l’ont fait connaître aux Pratésiens. Aujourd’hui, et depuis longtemps, tout le monde la connaît, même les enfants. Elle est très dansée pendant les fêtes d’été. M. Palau a lui-même composé un air de sardane : la sardane de l’arbre menteur (ou « de la fontaine de l’arbre menteur »). »[25]
On le voit, ce collectage est clair et précis et rejoint les arguments déjà rencontrés chez bien d’autres auteurs : la sardana n’avait pas lieu anciennement dans le Vallespir, région présentée à tort comme le lieu de conservation de cette danse. Cette erreur s’explique simplement : le Vallespir étant le premier lieu d’introduction de la sardana, cela fera penser à ceux qui la découvriront quelques décennies plus tard qu’elle y avait été toujours dansée. On remarque aussi dans ces témoignages une double strate d’apparition : tout d’abord (et cela rejoint le texte de M. Leguiel), elle fut importée par des catalans du sud immigrés à Prats de Molló, ce qui fit connaître cette danse, avant d’ensuite prendre son assise suite à la retirada des républicains catalans et espagnols de l’hiver 1939.
Le 18 janvier 1908, suite à un tremblement de terre survenu en Provence, fut proposé un spectacle folklorique à Céret et un ensemble de mélodies et de chansons populaires du terroir, dont le contrapàs, fut joué et chanté avec l’Harmonie du Vallespir et des Cantayres Catalanes. Une colla de Figueres vint y danser la sardana. La musique fut jouée par la cobla des Mattes, de Céret, qui ne devait pas être bien habituée à ces morceaux car « la cobla Manyach-Cortie s’en va treure bé », ils s’en sortirent bien. L’auteur du compte rendu de cette journée, probablement enchanté par cette danse finit par conclure : « Donchs vinguin serdanes ! desde l’Ampurdà, aqueix ball s’ha esenyorit de Barcelone y de Catalunya ; los mallorquins ja l’han probada ; qu’els rossellonesos s’hi posessin, prou que nos ho estimariem. »[26].
C’est à partir de 1910 que la sardana consolide sa présence en Catalogne Nord. Représentative d’une culture catalaniste, elle se développe non pas dans les cobles mais dans les orchestres, les pièces théâtrales. Pour ce qui est des cobles, il faut à cette époque-là faire appel à celles de Catalogne Sud. Lors de la Grande Fête des Platanes de Perpinyà, se déroulant les 4 , 5 et 6 juin 1910, le dimanche 5, à 21h30 eut lieu un grand bal champêtre animé par la cobla Antigua Pep de Figueres[27], et plusieurs sardanes furent jouées et dansées. D’autres cobles prirent part à ces festivités, jouant un répertoire plus local.
b) L’implantation en Catalogne Nord (1918-1939)
A cette époque la sardana, plus qu’une danse est une rythmique, une musique codifié, certes, aimée, mais peu connue. La sardana à cette époque est plus une rythmique qu’une danse, et si sa musique réglée est certes aimée, elle reste peu connue. C’est pourquoi, avant d’incorporer le répertoire des cobles, on la retrouve surtout dans des compositions plus classiques. L’Harmonie de Perpignan, orchestrée par Albert Grégory, jouera de nombreuses sardanes (La Sardana de la Patria d’Enric Morera, Nostra Terra de Noëll, La Festa Major d’Albert Gregory, etc.), et des auteurs, comme Michel Coste, n’hésiteront pas à en composer pour piano (Rotllo de las Encantades). Les Estudiantines, dans leur répertoire pour cordes auront elles aussi de pareils morceaux. Comme l’admettait à cette époque Albert Manyach : « Nous reconnaissons […] que cette danse, qui s’accommode de tous les genres et de toutes les variétés d’inspiration, permet au compositeur de donner libre cours à ses idées »[28]. Le premier de ces compositeurs à « démocratiser » les sardanes est Déodat de Séverac, ami d’A. Manyach, dont la plus célèbre fut certainement celle jouée et dansée lors de l’acte II de la Font de l’Albère, une pièce théâtrale représentée aux arènes de Céret le 9 juillet 1922, mais dont la musique fut jouée par la cobla de Perelada[29].
Pour Albert Manyach, c’est aux alentours du début des années 1920 que « La sardana a filtré quelque peu en Roussillon, et plus particulièrement dans quelques localités du Haut-Vallespir où les populations paraissent s’y intéresser »[30]. Mais filtrer ne signifie pas s’implanter. Il rajoute plus loin : « Dans notre ville [Céret], si on excepte la colonie espagnole, elle n’a de partisans que dans un cercle restreint de dilletanti. Notre jeunesse se montre réfractaire à cette danse, parce qu’elle en ignore l’attrait. Tous nos lecteurs on sûrement vu « puntejar » des sardanas »[31]. Nous venons de le voir, à cette époque la sardana commence à être connue en Catalogne Nord, des compositeurs s’attèlent à en écrire, mais elle n’est pas encore rentrée dans les mœurs. Cela nous est confirmé dans un entretien de 1961 entre Louis Faliu et Camille Gili, musicien de cobla réputé, originaire de Prats de Molló et fondateur de la cobla Combo-Gili :
- D’où provenaient les partitions écrites de cette sardane ?
- De Catalogne espagnole, car là-bas on dansait et jouait la sardane comme chez nous actuellement, mais avec une cobla de onze musiciens, tandis que nous n’étions que six. Il fallait donc arranger la sardane pour cette cobla.
[…]
- Ainsi l’année 1910 vit le départ de la sardane pour la Catalogne française ?
- A Céret, en 1913, la cobla Principal de Figueras joua des sardanes en concert mais qui ne furent pas dansées. Le vrai départ fut donné entre 1920 et 1935 avec Amélie-les-Bains et son groupe folklorique. En 1950 enfin dans les jardins du Luxembourg, nous jouions des sardanes devant trois cents personnes lorsqu’un monsieur vint me demander pour son groupe de danseurs la sardane : « En baixant de la Font del Gat » qu’ils dansèrent fort bien. Je le retrouvai l’année suivante à Banyuls-sur-mer et c’est là qu’il m’avoua être Parisien et avoir formé un groupe de danseurs de sardanes. Quand le maître Pau Casals, catalan de Vendrell, honora notre Conflent de son premier Festival, le monde entier découvrit Prades. A celui que les rois avaient applaudi et comblé et qui avait élu notre coin de terre pour exercer son art il n’était pas facile de lui dire merci. Alors avec, pour bagages, qui un coin de terre, qui une parcelle de ciel, un rayon de soleil, une perle de sueur, les marins de Banyuls, ceux de Collioure, les montagnards de Saint-Laurent-de-Cerdans et de Prats-de-Mollo, les paysans de Céret ou de Maureillas, les ouvriers de Perpignan, vinrent avec leurs musiciens et, dans les dernières prairies qui entourent Prades, dansèrent la sardane en son honneur. Et c’est ainsi que le Conflent découvrit la sardane. [32]
A cette époque-là, il est clair que la sardana n’est nullement une danse locale, mais bien une danse importée. Les débats de l’époque ne sont donc nullement ceux d’une prétendue récupération, mais entre deux philosophies complétement différentes : ceux qui voient en la sardana l’unique moyen de conserver les cobles et les autres considérant que ces orchestres locaux doivent continuer à jouer le répertoire de leurs contrées. Après la publication d’une chronique sur Comment sauver les Cobles, Horace Chauvet reçut un grand nombre de correspondances qui sont représentatives des interrogations de l’époque. Ainsi, un certain R. M, de Cerbère écrit dans une lettre datée du 1er août 1927 à propos de la sardana :
« Je sais que beaucoup prétendent que c’est là de la « musique espagnole ». Certains catalans espagnolisants d’Espagne seraient bien mieux venus nous dire à ce compte « musique française », car aucun catalan d’Espagne n’ignore que les instruments des coblas sont originaires du Vallespir. Et puis, malheureusement, le mot « sardane » ne dit plus grand’chose chez nous. Il évoque un certain nombre de personnes qui sautent en rond en se tenant par la main. On ne sait plus que la sardane n’est pas seulement une danse, mais le rythme propre de la musique catalane. Tous les chants de Catalogne, quels qu’ils soient, chants d’amour ou chants de guerre, parlent en nous plus intensément joués par une cobla et au rythme de la sardane. Je ne parle pas en musicien. Je constate qu’un grand musicien, Déodat de Séverac, l’avait compris ainsi et je parle comme un catalan français que ses occupations ont conduit souvent en Catalogne espagnole et qui a pu juger de ce qu’il expose. Nous sommes ainsi quelques-uns à Cerbère qui l’avons compris, et c’est pourquoi nous faisons venir chaque année la meilleure cobla de Catalogne, la « Principal de La Bisbal ». Nous voudrions qu’en Roussillon, on connaisse la sardane, c’est-à-dire la musique catalane jouée par des catalans avec des instruments catalans. C’est le seul moyen, croyez-moi, de sauver les coblas en Roussillon, car c’est un non sens de jouer des sélections d’opéra sur la « prime » et le « tanor », comme de jouer des sardanes à l’aide d’un banjo et d’un jazz, et des charlestons avec un violoncelle. Je m’adresse au président et animateur de la Colla del Rosselló et je réponds à sa question. Le meilleur moyen de sauver les coblas catalanes est de faire aimer et comprendre en Roussillon les chants catalans joués au rythme des sardanes et le Comité des Fêtes Majorales de Cerbère s’engage à amener le lundi 8 août la meilleure des coblas catalanes dirigée par le grand compositeur Enric Barnocell jouer les chants de Catalogne devant la Loge de Mer et l’Hôtel-de-Ville de Perpignan, capitale de la Catalogne française »[33]
Ce à quoi lui répondra quelques jours plus tard Albert Manyach :
« Votre correspondant de Cerbère dit que nous n’avons parlé que des airs purement roussillonnais en indiquant Lo Pardal, Montanyes regalades, les motifs du quadrille catalan et quelques airs accompagnant des danses du Haut-Vallespir et de Cerdagne.
-« Mais il y a aussi la sardane », ajoute-il.
Le président, l’animateur de la « Colla del Rosselló » et nous-mêmes, avons placé la question des coblas sur le terrain purement roussillonnais.
On se demande ce que vient faire ici la sardane qui est la propriété exclusive de nos voisins de tras los montes. La sardane a été toujours chose totalement inconnue en Roussillon ; les vieilles coblas n’en ont jamais joué et toute la littérature des vieux amis de la cobla ne changera rien à cette vérité. […]
Nous ne voulons voir qu’une adroite publicité dans la note de R. M. Nous retenons cependant sa suggestion consistant à faire venir en France des coblas espagnoles pour y jouer des sardanes, précipitant ainsi, si son désir se réalisait, le naufrage total des coblas roussillonnaises qui ne doivent pas l’intéresser… »[34]
On comprend dans cet échange que les deux hommes ne peuvent pas s’entendre ; tous deux souhaitent la perduration des cobles (le premier à caractère moderne, le second roussillonnais), mais leurs diagnostics sont opposés. Rappelons néanmoins qu’Albert Manyach composa quelques sardanes (la plupart aujourd’hui perdues), mais qu’il défendait une sonorité (la cobla à six ou sept musiciens) et les danses locales. R. M. de Cerbère (dont nous ne connaissons pas le nom) exprime quant à lui un désir naissant en Catalogne Nord, celui de faire venir des cobles « réputées » de Catalogne pour y faire connaître « la musique catalane ». Cela rejoint un débat bien plus large, que nous ne pourrons ici développer, sur le concept de la nation catalane : une sardana est-elle plus identitaire et représentative de cette culture que les morceaux de bals locaux ? Une histoire et une langue commune oblige t’elle à une homogénéisation culturelle ?
Finalement, pour comprendre l’implantation de la sardana en Catalogne Nord, une autre source d’indices est les recueils de partitions de cobles qui sont extrêmement parlants puisqu’ils conservent l’ensemble du répertoire joué à ces époques. Le plus ancien est celui de la cobla Auriach de Saint Feliu d’Avall, formée à la fin du XIXe siècle et qui dut mettre fin à ses sorties avant la Deuxième Guerre mondiale. Leur répertoire est intéressant en cela qu’il ne possède que les danses alors à la mode, balls, polkas, mazurkas, contrapàs, etc. Mais aucune sardana n’y figure. A cette époque encore, cette danse reste donc cantonnée au répertoire des cobles de Catalogne Sud. L’autre corpus de partitions est celui de la cobla Doutres, d’Ille (Conflent). Ici, l’ensemble des morceaux sont pointés, classés, numérotés par année. On fait ainsi face à un panorama chronologique de l’évolution des partitions. Initiés lors de la dernière décennie du XIXe siècle, ces cahiers s’arrêtent dans les années 1930. Or, les premières sardanes à y figurer apparaissent dans les années 1920 et sont, chose étonnante, arrangées pour orchestre « classique » et non pas pour cobla (cela rejoint les précédents exemples fournis de sardanes écrites pour piano ou pour fanfares). Ne sachant pas trop comment se jouaient ces airs, peu dansés, la cobla fit le choix de les distinguer – à travers l’utilisation de ces instruments – du répertoire considéré comme local. Notons que pour ces partitions, la page de garde sert à noter la structure de la danse, alors complètement inconnue de ceux qui la jouaient. De la même façon que l’exemple donnée pour les Harmonies militaires, cette danse est encore à cette époque un rythme bien plus qu’une chorégraphie.
Quoiqu’il en soit, sur le corpus collecté de plus de 850 partitions de cobles roussillonnaises, seules 32 sont de sardanes avec une moitié composée par des locaux, l’autre adaptée de sardanes de Catalogne Sud.
Une dernière partition symbolisant cette arrivée soudaine, à laquelle les cobles décident tant bien que mal de s’adapter, est une lettre que nous avons pu consulter du chef de cobla Albert Manyach envoyée à son ami, lui aussi musicien, l’écrivain Edmond Brazes. Dans celle-ci, A. Manyach note l’introduction de la sardana, jouée au flabiol, qu’il a pu entendre chez une cobla de Catalogne Sud. Ainsi donc, même si des cobles roussillonnaises avaient déjà commencé à jouer des sardanes, c’était sans cette introduction tacite, qui n’apparaît jamais notée sur les partition.
Conclusion
Avec ces courts exemples, nous pouvons donc voir la confusion qui se créa au fil des ans autour de la sardana. Si en Catalogne Nord jusqu’au milieu du XIXe siècle, sardana était un adjectif désignant les figures du ball, de l’autre côté de la frontière était appelée ainsi une danse complètement différente : nous l’appellerions aujourd’hui sardana curta. La sardana longue, tout simplement appelée sardana, n’arriva dans nos contrées qu’au tout début du XXe siècle, apportée par des catalans du sud. Mais c’est après la Première Guerre Mondiale que les habitants du département commencèrent à lui trouver un certain intérêt, sans pour autant la définir comme la danse par excellence. Elle était perçue comme les polka, scottish et autres mazurkas, mais avec un côté plus identitaire, catalan, que ne possédaient pas ces autres danses à la mode. C’est ainsi qu’elle s’implanta adaptée pour les cobles roussillonnaises, à la sonorité différente des cobles « modernes » de Catalogne Sud. Notre propos s’arrête avant les terribles évènements de la Seconde Guerre Mondiale. A la fin de celle-ci, lorsque le monde reprendra le cours des choses, la musique et les danses catalanes vont considérablement changer, la sardana y prendra un nouvel essor au point que les anciennes cobles roussillonnaises adapteront pour de bon leur structure en fonction des besoins de cette danse.
Nous tenons à remercier Rozenn Poupon, Pierre Jordà Manaut, Monica et Ramon Gual et Véronique Le Petit pour les relectures et conseils.
[1] « Nous les appellerions prêtres d’un culte, qui vont et viennent dans une danse mystique, emportés par un symbole occulte. […] Quelquefois en d’autre temps, les meules de blé étaient le point central de la ronde avec laquelle les faucheurs faisaient la cour à la prodigue Céres en sautant et en dansant. »
[2] Bien que des auteurs, tel le prolifique Aureli Capmany voyait dans ces vers une « affirmation » de ses théories !
[3] Le Républicain, 02/04/1946.
[4] Pepratx-Saisset Henry, 1956, p. 11.
[5] Par exemple, en 2018 surgit l’idée que le Tió, la bûche magique de Noël brûlée dans l’âtre, était importée du corpus de traditions du sud de la Catalogne, ou encore que c’est en s’inspirant de ces traditions qu’elle fut récupérée dans ce département.
[6] L’Indépendant, 14/04/1927.
[7] Manyach Albert, Le Cri Céretan, 26/06/1948.
[8] Henry Dominique, Le Journal des Pyrénées-Orientales, 1819, n°14-15.
[9] Ponsich Pierre, 1956, p. 50-53.
[10] Leguiel Emile, 190/, p. 266-267.
[11] Leguiel Emile, 190/, p. 367.
[12] De Siboune Anton, 1896, p. 31.
[13] De Siboune Anton, 1896, p. 32-33.
[14] « C’est assez long et cela se danse en suivant. De temps à autres, un trilles de flabiol et un coup sur le tambourin avertit de l’ordre des figures ; ce sont les suivantes : La Rencontre, l’Explication, la Dispute, le Dépit amoureux, l’Amitié, l’Elévation ». Canal Esteve, 1922, p. 154.
[15] Comme nous le rapporte un lecteur du Journal des P.-O de 1853 : « Le salon a voulu descendre sur la place publique ; il a fait de nos Baills et Serdanes une ridicule macédoine de contredanse, valses polkas, scottishs ».
[16] Nous aurions un premier motif de quatre mesures avec une reprise, suivi d’un second qui fonctionne pareillement, donnant ainsi quatre fois quatre mesures. El Ball dels Esparracats, El Ballet Cerdà ou Joan del Riu sont d’autres danses locales construites sur ce même schéma.
[17] Vidal Pierre, 1887, p. 3.
[18] Vidal Pierre, 1887, p.13.
[19] Pons Josep Sebastià, 1929, p. 136.
[20] Manuscrit ayant appartenu à Josep Sebastià Pons. L’Indépendant, 27/08/1927.
[21] Leguiel Marcel, 1963, p. 45.
[22] Leguiel Marcel, 1970, p. 176
[23] Leguiel Marcel, 1963, p. 43-45.
[24] Faliu Louis, 1961, p. 39
[25] Manuscrit inédit. Publié en partie dans Guilcher Jean-Michel, 2009, p. 214-217.
[26] Es Ell, Revue Catalane, 1909, p. 237.
[27] L’Album Catalan, 01/06/1910.
[28] Manyach Albert, Le Courrier de Céret, 09/10/1921.
[29] L’Indépendant, 27/08/1927
[30] Manyach Albert, Le Courrier de Céret, 16/10/1921.
[31] Manyach Albert, Le Courrier de Céret, 16/10/1921.
[32] Faliu Louis, 1961, p. 39
[33] R. M., L’Indépendant, 08/1927
[34] Manyach Albert, l’Indépendant, 08/1927.