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La Marfa du Vallespir

La paillasse et ses taureaux de Carnaval

  1. Introduction : les courses de taureaux

Le voyageur découvrant la Catalogne Nord (Pyrénées-Orientales sans les Fenouillèdes) au XIXe siècle est frappé par deux constats, récurrents dans les mœurs du pays. Plus qu’ailleurs, les Catalans aiment les fêtes, où ils peuvent danser et se masquer ; plus qu’ailleurs, ils aiment les courses de taureaux. Quand ils le peuvent, ils n’hésitent pas à mêler ces deux plaisirs. C’est ainsi que pour Carnaval, de nombreux villages[1]réalisent le Bou Vermell, satire des joutes taurines où l’animal — fabriqué à l’aide d’une armature métallique recouverte d’un grand drap rouge — va poursuivre des jeunes filles dans les rues égayées. Mais ce pseudo-taureau n’apparaît qu’aux alentours de Mardi Gras. Les courses de taureaux, elles, se produisent toute l’année. Joseph-Barthélémy Carrère, qui se rend en Vallespir en 1788, est marqué par la prédominance de ce plaisir : « On observe encore dans le Vallespir un goût décidé pour les courses de taureaux : elles sont de toutes les fêtes ; les sifflets qui les annoncent mettent tout le monde en mouvement ; le laboureur quitte sa charrue et l’ouvrier sa boutique ; rien ne seroit capable de les retenir »[2]. La pratique de divertissements avec des bovidés prend génériquement le nom d’une course de taureaux. Mais il s’agit avant tout de jeux, car on fait face à l’animal pour prouver sa dextérité – peut-être aussi sa témérité – au moyen de techniques des plus variées. La plupart du temps ce sont des vachettes qui courent dans l’arène, mais on se gardait bien alors de les nommer ainsi, histoire de ne pas minimiser l’exploit des acrobates… Lors de ces courses, les bêtes n’étaient pas mises à mort. Elles rentraient dans l’arène, poursuivaient les jeunes gens un certain laps de temps, puis repartaient dans leur gabia (cage), laissant la place à la suivante. Trois sortes de courses de taureaux se distinguent. Tout d’abord les civiles, ayant lieu hors du cadre dévot. Ensuite, les courses se déroulant lors des fêtes religieuses, comme pour la Festa Major. Enfin les improvisées, où l’on va saisir l’opportunité d’un éleveur qui amène ses bêtes à l’abattoir pour s’amuser quelques instants. Les deux premières nous ont laissé une telle quantité de mentions[3] que nous ne pourrions le citer toutes de manière. Cette dernière pratique – officieuse bien entendu – demeure mal connue[4]. Nous allons nous attarder dans cet article sur une course spécifique au cycle carnavalesque, durant laquelle se produisait, en Vallespir, un jeu appelé el Ball de la Marfa, la danse de la paillasse. 

  • Le ball de la Marfa en Vallespir

Le témoignage le plus précis, mais surtout le seul qui soit contemporain de l’usage de ce jeu, est celui d’Anton de Siboune, écrivain cérétan de la seconde moitié du XIXe siècle. Celui-ci, dans un long texte de souvenirs à la fois fidèles et complets, nous donne l’organisation et le déroulement de la Marfa à Céret :

« Quelques fois, inter pocula, après boire, quelqu’un émettait l’idée de se donner le spectacle du baill de la marfe ; pas n’est besoin d’ajouter que, neuf fois sur dix, l’avis du préopinant était accepté à l’unanimité. On se dispersait immédiatement pour se mettre à la besogne. Le crieur public averti, parcourait les rues de la ville pour annoncer la bonne nouvelle, et pendant qu’on amenait sur la place du Barry toutes les charrettes et chariots de la ville pour les aligne à la queue leu leu, afin de former une barrière, les ouvriers montaient la gabi et allaient chercher le rastillou, déposé à la mairie. On devait barrer la rue du Commerce pour retenir les animaux destinés à la course carnavalesque. Ceux d’entre-nous qui n’étaient pas occupés à ces agencements préliminaires, se portaient chez l’excellent M. Antoine Comes pour lui demander ses bœufs de Nogarède qu’il n’avait jamais refusés. M. Joseph de Ribas, moussou Bapou, comme tout le monde l’appelait ici, donnait de son côté des ordres à son métayer de la montagne, an Jep del mas d’e Ribas, et à l’heure dite tout le ganado était réuni. En Paou de l’Oustal dal poun nous conduisait son preill, et le fameux bœuf de Picagnol, qui devait avoir les honneurs de la fête, ne manquait jamais à l’heure fixée. Dans la remise de la maison Villanove, qui à cette époque était devenue l’Hôtel et le café Lutzy, maintenant le café Arago et la Poste, trois hommes, dont on avait enluminé le visage avec du vermillon, sur les lèvres desquels on avait tracé à l’aide d’un bouchon de liège noirci au feu, de prodigieuses moustaches, étaient couchés par terre, à côté les uns des autres, comme les trois juges d’un tribunal. Mas, de la rue du Barry, ou Sarraï, fabricant de bats de mulets, les cousaient dans une toile bourrée de paille, qui représentait assez bien une paillasse, une marfe en vieux catalan. Sur leur abdomen, on avait eu la précaution de placer une pièce de cuir bien tannée, qu’avait bénévolement prêtée Bapour Gouëll, Coste ou Paraire, les grands tanneurs de la ville ; cette précaution était nécessaire pour prémunir les trois patients contre les coups de corne des bêtes qu’ils allaient affronter. Quand l’opération de couture était terminée, et elle était bien longue, on relevait les trois patients à la figure illustrée de dessins fantastiques, on ne voyait alors que leurs trois têtes qui émergeaient au-dessus de la panse rebondie de la marfe, et leurs pieds dont ils pouvaient à peine se servir, tellement l’extrémité de leurs jambes étaient serrées dans le tissu protecteur. Aussi, comme ces pauvres diables pouvaient à peine se tenir debout, avaient-on lié en travers de leurs dos, une longue et forte barre à laquelle s’attelaient les hommes connus par la vigueur de leurs muscles. Il fallait déployer dans l’office que faisaient ceux-ci, non pas seulement une grande force matérielle, mais surtout de l’agilité et encore plus, du sang froid. Il s’agissait, en effet, de faire présenter toujours la face des trois anabaptistes à l’animal qui, furieux, plantait vainement ses cornes dans la paillasse, organisée comme je viens de le dire. C’était dans ces occasions que Rare, Bêtre, et en remontant plus haut, Bouche, l’ancien gardien de notre maison d’arrêt, faisaient leurs prouesses. Il fallait voir avec quelle dextérité ils manœuvraient la lourde paillasse et les trois infortunés qui s‘y trouvaient dedans. Et tout le monde de s’esclaffer sur les charrettes qui fléchissaient sous le poids des spectateurs ! Lorsque la musique entonnait le refrain adapté à la circonstance, tout le public reprenait en chantant à tue-tête :

Pa de Mill tan porti,

Menge né sin bos,

Nou t’an porti gaïre

Pren te nen ou tros[5]

La poésie, comme vous le voyez, était loin de valoir celle de nos grands maîtres, et la rime bien pauvre ! mais on s’en contentait, la richesse ne fait pas le bonheur. Je ne m’attarderai pas outre mesure à décrire les diverses péripéties de cette parodie de corrida, je dirai seulement que le spectacle amusait et qu’il nous faisait passer une bonne après-midi de carnaval. Souvent, quelqu’un des trois acteurs, ne pouvait pas supporter d’être enfermé jusqu’à la fin de la soirée. La chaleur et la peur combinées ensemble, produisaient sur lui un effet tellement délétère qu’on était obligé d’éventrer l’appareil protecteur et d’en retirer le patient plus mort que vif. Il disparaissait et on recommençait jusqu’à pleine satisfaction d’un public qui était d’autant plus exigeant, qu’il ne déboursait pas un maravédis pour la fête. »[6]

Étrange tradition que cette Marfa. Nous ignorons son origine exacte, et un travail comparatif avec d’autres jeux de la sorte n’a pour l’instant pas pu nous apporter de précisions. Il semble dans tous les cas que son usage remonte au minimum au début du XIXe siècle en Vallespir, car le plus ancien témoignage de son déroulement date du carnaval de 1819 à Prats-de-Mollo, dans un texte coloré présentant le programme de ces festivités et clamé par le Pere Garra, l’organisateur de ces fêtes qui était assis à l’envers sur un âne : 

« lo vèurer sobre la plassa,

a fins los de la pallassa

armats de llur llarch bastó »[7]

Mais ce jeu est bien trop drôle pour se cantonner uniquement à une journée par an. Les spectateurs se régalent de voir ces pauvres hommes faisant face à la bête et la Marfa commence à apparaître lors de fêtes plus officielles. Ainsi, en 1861, pour la concession du canal d’irrigation du Vallespir, de grandes fêtes ont lieux : « Les habitans de Ceret, ont l’honneur de prévenir le public, qu’à l’occasion du décret de Sa Majesté l’Empereur, portant concession du canal d’irrigation des communes de Ceret, Reynés, St.-Jean-Pla-de-Cors et Maureillas, une Grande Fête aura lieu le 24 et 25 du courant mois de novembre. Cette fête sera célébrée savoir : le 24 par une Course de Taureaux de la montagne du Canigou avec Baill de la Marfe, et le lundi par des Danses Catalanes gratuites »[8]. Et puisque ce jeu n’est désormais plus cantonné au Carnaval, il commence à apparaître lors de célébrations plus officielles : « A l’occasion des fêtes de Pâques, Courses de Vaches et Baill de la Marfe, le lundi 7 avril, à 2h. du soir »[9]

Pour le carnaval de Céret 1886, une annonce du 7 mars précise : « Grande course de Taureaux. Danses Catalanes, Ball de la Marfe »[10]. Mais les espérances ne sont plus à la hauteur des ambitions, comme le rapporte un certain Zuth : « Le Carnaval se meurt, le carnaval est mort. Rien à dire sur le chapitre mascarades, sauf une bataille à coups d’oranges le mardi soir sur le boulevard, qui est venue rompre la monotonie des jours. J’allais oublier la grande course avec Ball de la Marfe, annoncée à grand renforts d’affiches… C’est que je crois que je terais mieux de n’en pas parler. – Vous insistez ? Et bien ! il n’y a pas eu plu de course que sur le creux de votre main ; et en fait de Ball de la Marfa, les organisateurs ont dû saisir le bœuf par les cornes et l’obliger per vim à crever la paillasse, pour que l’honneur fut sauf. Inutile d’ajouter qu’il n’y a aucun accident à déplorer »[11]. Quoiqu’il en soit, il est hors de question pour les cérétans d’arrêter cette tradition. Au contraire, le seul moyen d’arriver à la sauver passe peut-être par un encadrement plus solide, des hommes et des bêtes. C’est pourquoi ce jeu se déplace l’année suivante dans les arènes en bois de la ville : « Le ball de la marfa : L’empresario de la plaza de Céret nous a prié d’annoncer aux amateurs de corridas carnavalesques que dans l’après-midi du dimanche 28 février, il offrira au public un ball de la marfa désopilant, aux arènes. Nos lecteurs savent trop ce que c’est que ce spectacle pour que nous insistions davantage. Nous sommes convaincus que tous les amateurs du franc rire, voudront terminer leur carnaval en assistant à ce spectacle tout à fait vallespirois »[12]. Nous ignorons si la Marfa réussit à trouver ses marques dans l’arène. Les mentions s’arrêtent à ce moment-là. Par contre on continue, au travers d’un amateurisme triomphant qui faisait tant rire, à la produire non plus sur une, mais sur l’ensemble des places de la ville : « Le Carnaval : On nous prie d’annoncer que dimanche prochain, un groupe d’amateurs exécutera sur les diverses places de Céret, le Ball de la Marfa. »[13]

L’autre village à proposer pour Carnaval le même ball est Saint-Laurent-de-Cerdans. Ici, les témoignages sont moins nombreux, mais suffisants pour nous faire comprendre son déroulement, qui ne divergeait guère de celui de Céret : « Grâce à l’initiative de quelques personnes dévouées, un Comité a été formé dans le but de faire revivre les réjouissances carnavalesques d’antan. De nombreuses mascarades auront lieu pendant les trois derniers jours du Carnaval. Aujourd’hui dimanche, à 2 heures du soir, aura lieu le traditionnel bail de la Marfe »[14]. S’ajoute à cela une carte postale, datée du début du XIXe siècle, où l’on voit plusieurs hommes dans la Marfa faisant face à une terrible bête dans l’arène.

Durant de nombreuses années, la ball de la Marfa s’arrêta. Il fallut attendre 2004, avec la création du festival taurin Festibanyes à Amélie-les-Bains, pour que la quadrille Afició Catalana retrouve les traces de cet ancien jeu et le remette au goût du jours. Depuis, il a lieu tous les ans dans les arènes improvisées de cette ville, pour le plus grand plaisir des spectateurs.

LLUÍS-GUAL Oriol, 29/03/2020

Carte postale du Ball de la Marfa à Saint-Laurent-de-Cerdans

Dessin d’Émile Erre représentant le Ball de la Marfa dans les anciennes arènes en bois de Céret. Cette peinture fut utilisée lors de la première édition de Festibanyes.

La Marfa à Amélie-les-Bains en 2004.

Partition de la Cascavellada, utilisée comme mélodie chantée lors du Ball de la Marfa


[1] On en retrouve la trace à Arles, Céret, Prats-de-Mollo, Saint-Laurent-de-Cerdans, Amélie-les-Bains, etc.

[2] Carrère Joseph-Barthélémy, Voyages Pittoresque de la France. Description de la province du Roussillon, Chapitre VIII, Paris, Lamy, 1787, p.76.

[3] Que ce soit dans les archives des villages ou dans les journaux du XIX° siècle.

[4] Pourtant, ce devait être la plus fréquente car on profitait, gratuitement, de la présence des bêtes dans le village. Mais au-delà de l’aspect pécuniaire, il y avait un fait social fort au moment de pratiquer ces jeux avant l’abattoir : on testait la bonne forme des bovidés. 

[5] En catalan normatif les paroles s’écriraient ainsi : Pa de mil te’n porti/Menge’n si en vols/No te’n porti gaire/Pren-te’n un troç. La musique est celle d’une autre danse carnavalesque typique du Vallespir, la cascavellada (aussi appelée entrelliçada).

[6] L’Alliance, 02/12/1894.

[7] « Vous le verrez sur la place/ainsi que ceux de la paillasse/armés de leur long bâton ». PRAT Enric i Vila Pep, Poesia eroticoburlesca rossellonesa del segle XIX, Obres i poésies catalanes écrites par Monsieur F. Jaubert de Passa, Canet, Trabucaire, p. 159.

[8] Le Journal des Pyrénées-Orientales, 16/11/1861.

[9] L’Alliance, 06/04/1890.

[10] L’Écho de Céret, 07/03/1886.

[11] L’Écho de Céret, 14/03/1886.

[12] L’Alliance, 14/02/1897.

[13] L’Écho de Céret, 15/02/1903.

[14] L’Alliance, 25/02/1906.