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El ball de l’Ós de Céret

Histoire d’une fête de l’Ours en Vallespir

« On se réveille ; il paraît que les derniers jours seront mouvementés. On nous annonce, en effet, pour mardi, dans l’après-midi, le ball de l’ours. Il y a bien des années que cette vieille farce catalane n’a pas été exécutée à Céret. Ce sera du nouveau pour les habitants de notre ville. »[1]

Devenues le symbole identitaire de trois villages du Vallespir (Prats-de-Mollo, Arles-sur-Tech, Saint-Laurent-de-Cerdans), les fêtes de l’Ours étaient pourtant aux XIXe et XXe siècles bien implantés dans l’ensemble des Pyrénées-Orientales. Perpignan, Py, Villefranche-de-Conflent, Amélie-les-Bains ne sont que quelques lieux où l’on retrouve des traces de ce rituel carnavalesque. Mais voilà, Céret, sous-préfecture et capitale du Vallespir comptait elle aussi sur sa présence. Comme nous avons pu l’expliquer dans un précédent travail[2], à l’aube des années 1850-1860, ces fêtes perdirent beaucoup de leur essence : certaines s’adaptèrent, d’autres disparurent. Celle de Céret fit partie de cette seconde vague. Mais voilà en cette fin du XIXe siècle, les Carnavals sont en vogue avec l’apparition des Années Folles. Or, en cette période l’imagination est de rigueur, et il n’est pas rare que les amusements perdus s’arrangent pour être les jeux de cette époque[3]. C’est pourquoi, en 1892, certains jeunes cérétans décident de relancer la fête de l’ours, après des années d’abandon. Cette première ébauche, nous est mal connue, si ce n’est par deux comptes-rendus, publiés dans la presse locale : « Mardi, dans l’après-midi, nous avons assisté à la représentation de la vieille farce catalane dite lo ball de l’ours. A une heure de l’après-midi, après une publication faite avec des roulements de tambour et à son de trompe, une foule énorme s’était transportée sur la route de Maureillas pour assister à la chasse de la bête féroce qui devait se faire à les coves, au-dessus des Capucins. Après diverses péripéties l’ours fut enfin fait captif et conduit par son dompteur dans les rues de Céret où on faisait danser, au grand esbaudissement des foules. Une mention particulière au conducteur du fauve ; dans son costume oriental on l’aurait vraiment pris pour un de ces montagnards des Carpathes qui parcourent nos villes avec leur bête. L’ours ressemblait à s’y méprendre au bon vieux Martin qu’on voit se trémousser dans sa cage dans les ménageries. Un bon point à l’artiste qui, à l’aide d’une hache, fit la barbe au plantigrade apprivoisé par la captivité. Le public, par ses largesses, a prouvé aux initiateurs de la mascarade combien il a été content de ce qu’ils ont fait pour lui être agréable. A l’an prochain une nouvelle édition augmentée, si c’est possible, du ball de l’ours »[4]. A la suite de cet article du journal L’Alliance, son concurrent L’Écho de Céret rajouta : « Le carnaval a été dignement fêté, cette année, dans notre ville ; de nombreux bals ont été organisée et la jeunesse s’en est donné à cœur joie jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Dans l’après-midi de mardi, notre boulevard présentait une animation extraordinaire ; quelques jeunes gens, à l’instar du vieux temps, avaient organisé le Baill de l’Ours. Cette mascarade, en usage à certaines époques de l’année dans diverses communes des hauts cantons de l’arrondissement de Céret, a beaucoup plu au public et a soulevé les applaudissements de la foule. Les organisateurs ont été largement dédommagés de la peine qu’ils ont prises par une quête dont le produit s’est élevé à 46 f »[5].

La fête plaît et s’implante à nouveau. En 1902, « Les réjouissances ou plutôt les folies du Carnaval battent leur plein. Grâce aux danses entraînantes que nous fait entendre la cobla Mattes[6], on ne s’ennuie pas sur la place. On a organisé le traditionnel baill de l’Ours, qui attire toujours nombre d’étrangers dans notre ville »[7]. Puis, l’année suivante « Le baill de l’Ours, ainsi que la Course du Bœuf rouge, ont obtenu un véritable succès ; il n’y a que le brave Constans et les habitants de la place du Château, pour organiser ces amusements »[8]. Mais accepté de tous, ce jeu n’est plus l’apanage « du brave Constans et des habitants de la place du Château » : il appartient désormais à tous. C’est ainsi que se produit quelque chose que nous trouvons à Arles-sur-Tech, une scénarisation sous forme de plaisanterie ou de canular, publiée dans la presse. Celle-ci annonce alors en grande-pompe le déroulement des festivités, inventant une histoire extraordinaire : « Notre jeune société des danses l’Espérance, nouvellement fondée dans notre commune, désireuse de donner le plus grand éclat aux fêtes qui auront lieu pendant toute la durée du carnaval, n’a pas hésité à s’imposer les plus grands sacrifices pour créer le plus d’attraction possibles. C’est ainsi que le premier numéro tout à fait sensationnel du programme des fêtes commencera aujourd’hui dimanche 5 février, par le Baill de l’Ours. Ce baill, tout à fait intéressant, est quelque peu original dans son genre. Cet animal exotique a été en effet capturé tout récemment dans une des galeries des mines de fer de Palalda. Il sera présenté au public par le fameux dompteur Vilacèque, dit jean le Lion, très avantageusement connu dans tout le Roussillon. La fameuse cobla Souribes, d’Arles-sur-Tech, fera entendre les meilleurs morceaux de son répertoire pendant toute la durée la fête. Inutile de dire que le meilleur accueil sera réservé aux étrangers. A bientôt les Brigands de la Calabre. »[9]

Mais tous ces rapports ne sont que de courts communiqués de périodiques, et nous apprennent peu le déroulement de la fête. Par chance, Edmond Brazès, l’écrivain cérétan, publia en 1951 ses souvenirs de ce Ball de l’ós. Né en 1893, parti vivre à Paris dès 1911, sa mémoire date de la première décennie du XXesiècle : « Depuis de nombreuses années, l’ours ne figure plus au programme des fêtes du Carnaval de Céret. Je n’oublie cependant pas l’impression que je ressentis, enfant, à la vue de cette bête au pelage de sanglier, dont la gueule, toujours ouverte, n’attendait que l’occasion de se fermer pour mordre. J’ai su depuis par les acteurs de cette Mascarade qui débutait par la caça de l’ÓS, que les Chasseurs de sangliers offraient après chaque battue, les plus belles peaux que le marchand d’outres joignait en les cousant au ligneul et taillait avec habileté pour donner à son travail l’aspect d’un animal sauvage, disons plutôt d’un ours pour nous concilier la croyance populaire. Les peaux des marcassins servaient à parachever la tête et les défenses des vieux solitaires étaient quelquefois plâtrées dans les mâchoires en écorce de chêne-liège. L’exhibition de l’ours avait lieu le Mardi Gras. L’homme qui devait tenir le rôle de la bête, un portefaix de l’époque où il en existait encore, s’acheminait après avoir bien déjeuné et bien bu, vers une hauteur qui domine Céret, un plateau d’herbages limité par un escarpement calcaire. Il pénétrait dans la grotte qui s’ouvre dans cet arrière-plan et, déroulant la peau soigneusement enveloppée qu’il avait apportée sous son bras, commençait sa métamorphose. Lorsque les Chasseurs débouchaient sur le plateau, l’ours était prêt à entrer en scène et essayait la résonance de sa voix par des grognements qui devaient à coup sûr réveiller les chauves-souris des voûtes et les renards tapis dans le sous-sol. Le voici maintenant avançant avec méfiance, flairant l’air de droite à gauche, avec l’allure d’un plantigrade traqué. A la première détonation, l’ours cherchait à s’esquiver, sautant de roche en roche, grimpant aux arbres, tout en poussant des rugissements. Les coups de feu claquaient sur tous les points de l’arc d’attaque et se rapprochaient de la bête qui, après un simulacre de défense, et pour terminer une chasse réglée d’avance, était enchaînée et emmenée sous bonne escorte vers la ville. Au débouché du chemin de montagne, la foule et les musiciens attendaient l’arrivée de l’ours capturé. La bête assaillait aussitôt les curieux qui détalaient en un sauve-qui-peut indescriptible ; lorsque ses élans étaient arrêtés par l’ordonnateur de cette réjouissance, les badauds se pressaient autour de l’animal qui dansait au rythme de la musique. Cette musique, de l’avis d’Albert Manyach-Mattes, « a été tirée d’un motif ancien qui par hasard n’a pas été dénaturé ». Elle a inspiré une chanson naïve comme celles que nos anciens savaient adapter à leur conception alors que Ch. Trénet a présenté une composition charmante sur le même thème musical qui fait revivre le drame tragi-comique de l’Ours. […] Lorsque le large torchon blanc était noué au cou de la bête, la cobla jouait l’allégretto du Ball de l’ós. En chemise blanche, le barbier s’avançait badigeon d’une main et hache de l’autre, exécutant une mimique qui rappelait la danse du scalp, avec une large part d’inspiration personnelle et quelques pas de gaillarde et de passe-pied. Après le repos qu’il avait observé durant cette originale démonstration de rasage, l’ours reprenait ses ébats pendant que son maître recueillait les offrandes de la foule dans son tambour de basque. […] Cette capture de l’ours représentait dans l’esprit de nos ancêtres une victoire sur le mal dont ils avaient eu à souffrir. Ils choisissaient, pour entrer en chasse, le moment de la retraite hivernale du plantigrade qui correspondait aux fêtes de Carnaval. Il est certain qu’on devait assister à des corps à corps émouvants entre l’homme et la bête, et la scène finale, dont le principal rôle était interprété par le barbier – le même type qui joua le diable de la légende du Pont de Céret – devait se terminer par la mort de l’ours, le crâne fracassé d’un coup de hache »[10].

Suite à ces divers témoignages, nous pouvons mettre en évidence la structure de cette célébration :

  1. L’acteur faisant d’ours part, en fin de matinée lors du Mardi Gras, se cacher dans une des grottes du lieu-dit les Coves. Là, il s’habille avec un costume fait de peaux de sangliers.
  2. Le « dompteur » vient le capturer, avec l’aide de ses chasseurs
  3.  L’ours est promené dans les boulevards, où il rencontre forcément le Bou Roig (autre personnage carnavalesque, représentant une armature de faux taureaux recouverte d’un grand drap rouge) avec lequel il se bat.
  4. Finalement, l’ours est rasé par le « dompteur » ou par un barbier (même personnage ?).

Les années suivantes, la ball de l’ós qui continue à avoir lieu lors du Mardi Gras cérétan, perd de sa dynamique. En 1908, le Carnaval est à l’agonie suite au mauvais temps. L’Ours sauve les fêtes, mais le cœur n’est pas à l’ouvrage : « Le mardi, à 2 heures, a eu lieu, sur les places et boulevards, la danse de l’Ours, la course du Bœuf-Rouge et la promenade de S. M. Carnaval VIII. »[11] ; « La danse de l’ours a donné aussi sa part d’émotion et causé parfois quelque émoi aux jeunes filles »[12]. Suite à ce mauvais cru, l’ours apparaît l’année suivante, mais dans un rôle moindre : « On a exhibé sur les tréteaux une dizaine de phénomènes de toute espèce, depuis l’ours Martin jusqu’à l’incomparable homme-canon en la personne de Suzette »[13].  

Finalement, en 1914, à quelques mois de la mobilisation générale, alors que le Carnaval s’organise, la météo n’est pas de la fête, importunant une ultime fois le rituel ursin : « Par les préparatifs qu’on faisait on s’attendait à ce que les trois derniers jours du Carnaval seraient très animés. Mais les averses intermittentes du dimanche, gênèrent quelque peu les diverses mascarades, qui se montrèrent quand même sur les boulevards : le boou-rougt, l’ours et les masques épars se livrèrent à leurs ébats, entre deux averses. »[14]. Dans ce final, quelque peu gâché par les nombreux crachins, l’ours lutta une ultime fois avec le Bou Roig, s‘éclipsant ensuite pour ne plus jamais réapparaître dans cette ville[15]

Lluís Gual Oriol, 20/03/2020.


[1] L’Alliance, 28/02/1892.

[2] Lluís Gual Oriol, Les Derniers Ours, Une histoire des fêtes de l’Ours, Quaderns del Costumari de Catalunya Nord, n°1, Prats de Molló, 2017.

[3] C’est au même moment que Céret récupère, par exemple, l’Entrelliçada et la Cascavellada, deux danses aujourd’hui à nouveaux perdues. 

[4] L’Alliance, 06/03/1892.

[5] L’Écho de Céret, 06/03/1892.

[6] La mélodie (divisée en trois thèmes) jouée par cette cobla est identique à celle conservée dans les villages de Prats-de-Mollo, Arles-sur-Tech et Saint-Laurent-de-Cerdans. A propos du thème dit du rasage, Albert Manyach écrira : « Disons que la cobla qui a présidé à l’entrée des fauves dans le village, en exécutant un passeville formé d’un motif ancien qui par hasard n’a pas été dénaturé, marque la fin de cette mascarade tragi-comique en jouant un air approprié, pendant qu’on procède à la toilette des faux plantigrades. ». Manyach Albert, Le Courrier de Céret, 01/01/1922.

[7] L’Alliance, 19/01/1902.

[8] L’Écho de Céret, 21/02/1904.

[9] L’Alliance, 05/02/1905.

[10]  Brazés Edmond, Le ball de l’ós de Céret, Revue Tramontane, 1951, p. 35-36.

[11] L’Écho de Céret, 08/03/1908.

[12] L’Alliance, 08/03/1908.

[13] L’Alliance, 28/02/1909.

[14] L’Alliance, 01/03/1914.

[15] Le musicien cérétan Albert Manyach (membre de la cobla des Mattes qui animait musicalement cette fête) écrira quelques années plus tard : « Cette ancienne tradition finit par disparaître, et c’est très rarement qu’on peut voir, même en Haut-Vallespir, se dérouler cette coutume bizarre. Nous nous souvenons avoir vu à Céret le ball de l’ours, mais la mascarade ne présentait déjà aucun attrait. La population ne s’y intéressait que très médiocrement. La mentalité s’est modifiée depuis et les gens, qui ne veulent pas paraître si naïfs, affectent plutôt de s’intéresser à des attractions plus modernes. Chaque localité du Vallespir faisait à sa manière le ball de l’ours, mais sauf quelques petites variantes, c’était dans l’ensemble partout le même ball. ». Le Courrier de Céret, 01/01/1922.